Journal d'Hermione, chapitre 3.
Cher Journal ;
Aujourd'hui, c'est déjà l'anniversaire de mon fils. Il me semble né hier... Mon tout petit, dont j'aime même les défauts, va devenir un petit bonhomme et nous allons enfin faire vraiment connaissance. Je sais déjà qu'il est gentil, profondément ; on ne peut pas vraiment dire que ce soit ma qualité première, mais, curieusement, j'aime en lui cette douceur qui m'est étrangère. J'espère qu'il la conservera en grandissant... et qu'elle ne lui apportera pas trop de déceptions.
Comme d'habitude, Adriel, toujours aux petits soins pour Aedan, était présent, prèt à soutenir ses premiers pas de petit garçon. Il faudra bien finir par dire à Aedan que celui qu'il considère comme son père n'est pas le vrai, mais je ne me sens pas prête. Pas encore. Comment pourrais-je présenter à mon fils les actes indélicats de son père sans le blesser ? Et lui expliquer les miens ?
Aedan est devenu un adorable petit bonhomme tout brun et tout rieur, gentil et maladroit, toujours prêt aux câlins, et un vrai danger public pour les bibelots de la maison. Il faut le surveiller comme le lait sur le feu, tant il est capable de tomber, briser les vases, fracasser les assiettes, chuter dans les escaliers, se faire plaies et bosses et se relever en riant toujours ...
J'adore le regarder. Cet amour ci n'a rien à voir avec la sorte de fascination furieuse que j'éprouvais pour son père ; je l'aime vraiment, mon fils, profondément, pleinement. Je peux passer des heures à le regarder jouer, émue de le voir vivre, tout simplement. C'est le seul être au monde plus important que les Tourelles.
Adriel s'est lancé dans l'enseignement de la parole avec des vocables essentiels : surjeon, boutures, rhizomes... Mon petit saura tout du vocabulaire du parfait jardinier ! Adriel n'a même pas pensé qu'il ne suivrait peut être pas notre voie.
Après quelques baragouinages, Aedan s'est lancé dans ses premiers pas, sous les applaudissements de toute la famille.
Adriel le sort tous les jours. Il dit qu'il faut profiter des derniers beaux jours avant l'arrivée de l'hiver. Je pense surtout qu'il aime autant que moi voir notre bébé jouer et rire.
Maman aussi s'occuppe beaucoup de son petit fils, passant des heures à lui lire des contes, des légendes, des mythes et des récits de la vallée.
Elle n'a pas changé, toujours dans ses livres, perdue loin dans ses histoires et ses souvenirs.
Plus les années passent, plus elle se consacre à son chevalet. Elle peint son jardin, ses fleurs et ses paysages. Papa, lui, continue à parcourir la vallée à cheval. Il nous aide encore parfois au jardin, mais de moins en moins. C'est étrange ; j'ai l'impression qu'ils s'éloignent de moi, même si nous vivons sous le même toit. Pas parce qu'ils m'aiment moins, je sais que ce n'est pas le cas, même s'ils désapprouveraient sans nul doute certains de mes choix... Mais, tout simplement, parce qu'ils vivent dans le passé, dans leurs rêves.
En attendant, avec Aedan qui nous prend beaucoup de temps et la vaste exploitation agricole que nous gérons désormais, nos journées sont plus que chargées. Il faut nourrir les bêtes, les traire, ramasser les oeufs, cueillir, récolter, désherber, fertiliser...
Adriel ne s'arrête pas une seconde. C'est vraiment un forçat du travail, il ne s'arrête jamais, et n'est heureux que lorsque tout le labeur est bouclé, fait et bien fait. Avec le lait de nos vaches, il s'est lancé dans la fabrication de fromages. Sur son temps libre.
Il rayonne en ce moment. Il faut dire qu'il a réalisé son rêve : grâce à ses boutures, notre jardin ne compte pas moins de treize espèces différentes de plantes parfaites, et a été nommé "le mieux entretenu de Dragon Valley" dans le journal local.
Moi aussi je n'arrête pas, mais, contrairement à Adriel, je me couche épuisée et un peu frustrée. J'avais le projet de monter une exploitation vinicole dans l'annexe de la ferme, mais il me semble à présent que cet objectif est utopique. Comment trouver encore un peu de temps à voler dans une journée de vingt quatre heures ? Il faudrait ne produire que l'hiver, quand le jardin est en repos, et pour cela, comment gérer des stocks suffisants de raisin ? Sans compter qu'il faudrait aller en France, acheter le matériel, et acquérir les bases du savoir faire... Etre viticulteur, ça ne s'improvise pas.
J'ai exposé mon projet à Adriel ; il s'est aussitôt lancé dans la réflexion. Pour lui, la question n'est pas de savoir s'il faut le faire, mais comment s'organiser, et il a essayé de trouver des solutions prosaïques. Il m'a fait chaud au coeur.
Cher Journal ;
Adriel me harcèlait pour que nous allions en France. J'hésitais toujours : mes parents vieillissent beaucoup, et Aedan est encore si petit... Je préférais attendre, mais il a fini par avoir le dernier mot, en me faisant remarquer que pour ce qui est de la procrastination, je n'avais rien à envier à Maelys. ca non ! Il m'a piqué au vif. Il sait si bien me faire réagir... C'est vrai que le temps passe, et il nous faudra encore longtemps pour maîtriser l'art délicat de la vinification...
Qu'est ce que j'attends ? J'ai une entrerpise à faire fructifier, des bénéfices à engranger, des investissements à faire... Un dernier baiser à mon fils, et je me suis jetée dans l'aventure du voyage.
Cher Journal ;
Ca y est, nous sommes en France. Magnifique pays au demeurant, même si nous sommes là pour affaires, je profite pleinement de ses cadres romantiques.
Je réalise un vieux rêve : j'avais toujours espéré voir la France... Visiter un autre pays, une autre culture, sentir d'autres parfums, savourer d'autres goûts... Et je réalise qu'alors que j'aurais pu partir vingt fois, mon ambition démesurée m'a toujours retenue.... J'avais toujours d'autres priorités, nommées travail, argent, devoirs, exigences... L'ambition m'a dévorée. Mais je ne suis plus loin de mes objectifs, peut être devrais je penser à me détendre un peu....
Ce qui n'empêche que la première chose que j'ai proposé à Adriel a été de foncer faire nos investissements. Je suis irrécupérable. Je sais. J'assume...
La plantation est splendide, elle me donne des idées pour agrandir nos terres...
Sitôt sur place, nous avons commencé nos récoltes et nos achats. Plus de trente mille simflouz de matériel ! Mais cela en vaut la peine. après tout, l'argent, c'est fait pour bouger, pour investir, pas pour vieillir dans des coffres... Adriel, lui, était très loin de ces basses péoccupations pécunières : il découvrait des plantes jusqu'ici inconnues... J'ai dû l'arracher de force au potager.
C'est vrai que ces plants ont un parfum particulier, plus boisé, plus fruité, plus complexe que le raisin vulgaire... Le raisin à nectar n'a vraiment rien à voir avec les fruits de Dragon Valley...
Après une longue réflexion, nous avions décidé que ce serait Adriel qui serait responsable de la fabrication du nectar. Il a commencé à apprendre les bases de sa nouvelle fonction en foulant les grappes fraîchement cueillies, encore lourdes de rosée... Il est musclé et tanné par l'effort des champs. J'ai réalisé qu'il a vieilli ; ce n'est plus le tout jeune homme dont je gardais l'image, mais un homme fait. Et séduisant. Cela m'a troublée.
Puis Adriel nous a servi le fruit de ses efforts, la toute première bouteille de vin des Tourelles ! Nous avons bu et discuté en riant de nos projets d'avenir...
Cher Journal ;
L'atmosphère romantique de Champs les Sims est un peu monté à la tête d'Adriel, je crois, à moins que ce ne soit le nectar d'hier. J'ai apprécié ses tentatives de séduction - il est toujours bon de se sentir séduisante, et Yann m'a laissé sur ce point une profonde blessure narcissique - mais je ne peux que le décourager.
Je suis sincèrement désolée, mais si j'aime et je respecte Adriel, je ne suis pas amoureuse de lui. Je l'aime comme un ami, presque comme un petit frère, mais je ne le tromperai pas en manipulant ses sentiments. Il est trop gentil et trop droit pour cela ; et moi, j'ai déjà donné. Je ne me vois pas retomber amoureuse. Si je me marie un jour, ce sera avec quelqu'un que je considérerai comme un partenaire, un égal, un collaborateur pour l'exploitation. Pas quelqu'un qui m'aime sans retour.
Adriela reçu ma fin de non recevoir sans reproche, puis nous avons longuement parlé. Je n'avais pas réalisé à quel point il reste, fondamentalement, un ami imaginaire venu à la vie par miracle. Il ne se conçoit vivre qu'en tant qu'ami, que tant qu'il est aimé. Pas comme un individu à part entière, avec son égo et ses désirs propres... Je l'ai gentiment taquiné, le traitant de victime du complexe de Pinocchio... Il est pourtant un individu qui mérite de vivre par lui même...
Cependant, il a riposté de façon cinglante, qui ne lui ressemblait pas du tout. Quand allais-je, quant à moi, pardonner à Yann, tourner la page, construire une famille plutôt qu'une entreprise ? Quand allais-je faire passer mes désirs avant mes projets, mes sentiments avant mes ambitions, mes rêves avant les comptes d'exploitation ? Je ne pensais pas qu'Aedan reprendrait les Tourelles, mais à qui comtpais-je les laisser, après m'être sali les mains pour les avoir, après les avoir agrandis et transformées ? Après moi, le déluge ?
Je me suis sentie blessée à mon tour et la fin de notre voyage, malgré nos efforts polis de conversation, m'a laissé un goût amer.
Nous sommes rentrés aux Tourelles. Sitôt arrivé, Adriel s'est lancé à corps perdu dans le travail. Les précieuses graines de raisins à nectar ont été promptement plantées et repiquées.
Déjà, il commence à progresser dans l'utilisation de l'alambic. Il s'épuise au travail, seize heures durant, et nous n'échangeons que quelques mots à l'heure des repas. Seul Aedan arrive à lui arracher quelques sourires.
Ah si ! L'arrivée de nos premiers poussins l'a déridé. Il a joué longuement avec. J'espère qu'il ne va pas s'y attacher, ce ne sont quand même que des poulets rôtis en puissance.
Mon père nous a quitté prméaturément. Lui si solide, si rassurant, est mort avant même que l'idée de sa perte ne nous effleure. Ma mère est effondrée, et je crois qu'elle perd un peu la tête.
Notre maison est désormais en deuil.
L'hiver arrive, et j'ai réalisé tous mes rêves de fortune. Je ne suis pas même vraiment adulte, et j'ai déjà considérablement enrichi mon domaine. Pourtant, je me sens toute désemparée. Seule. Je n'ai plus de projet.