Intermède : Journal d'Aedan, chapitre 1.
Salut, Journal !
Bon, d'abord, un petit mot : tu es un journal secret. Secret, pas intime. Les journaux intimes, ça fait fille. Je t'ai planqué sous mon sommier, et tu n'es pas supposé en sortir. Mais je me pose trop de questions, il faut que je les exprime, alors...
Je vais bientôt être majeur. Le droit de vivre seul, de voyager seul, d'aller à la fac, de boire de l'alcool et tout ça. Le fait de devenir "abouti" aussi. Je me demande ce que cette adolescence qui s'achève m'aura apporté. Maman me voit devenir plus que romantique, Adriel me voit tourné vers la famille. Moi, je ne sais pas. Quand à Noémie, ma supposée petite amie, quand je lui ai expliqué que tout était fini, elle m'a traité de raté. Charmant.
Ma toute petite soeur Luciane, mon petit bouchon, a fêté son premier anniversaire. Je la traite de tas de langes braillard, mais je l'adore. Parfois, c'est cool d'avoir une grande différence d'âge avec sa frangine. Je peux m'en occuper, jouer avec, et prétexter une rédac à finir quand vient l'heure de changer les couches.
On a bien fêté ça ! Gros gâteau, bruit, fureur, cadeaux, invités heureux... Fiesta ! En même temps, vu que mon anniversaire arrive, je me dis que ce n'est qu'une répétition générale...
Trop choupinou ! Je me suis senti fondre au premier regard. J'adore mon petit bouchon de frangine, avec ses couettes rigolotes. Elle est toute rouquine, comme mon papy Sean, paraît il, dont je ne me souviens pas.
Bref, ma soeur, c'est la seule fille avec laquelle la vie est facile. Elle m'aime, je l'aime, je lui apprends plein de trucs, le parfait grand frère. Elle, elle apprend à toute vitesse. Elle trotte déjà dans toute la maison, babille, et la corvée de couche n'est qu'un souvenir. Je lui ai offert un xylophone pour son anniversaire. J'espère qu'on pourra parler musique, elle et moi, quand elle va grandir.
Mais bon, je vais bientôt vieillir, et quitter la maison. Je ne la verrai plus aussi souvent, la puce. Parce que la fac, c'est loin. Et je tiens à aller à la fac : je serai le premier de la famille à y aller, et voilà une chose dont je pourrais être fier. Et puis, j'aimerais vraiment travailler de façon plus poussée la composition et l'histoire musicale. La musique, c'est ma vie, et je rêve d'en faire mon métier. Si je peux, je serai le prochain compositeur de bandes originales de Dragon Valley. N'empêche que tous ces projets, ça fiche un peu la trouille.
Bon, ben quand faut y aller, faut y aller...
C'est officiel. Je suis un looser. Un pur, un vrai, un gentil looser. Ces crétins du lycée m'ont même décerné le titre du "plus susceptible de faire brûler sa maison". Bon, la jalousie joue son rôle. Je parviens aussi à être le meilleur élève de l'école, et je pars demain pour deux semestres de musicologie. La fac, c'est supposé être un vrai nid à jolies filles, il y en aura bien une qui voudra de moi....
Salut, Journal.
Ce matin tant attendu est arrivé. J'ai dégainé mon tout nouveau smartphone - beau cadeau d'anniversaire, Maman, au fait - et j'ai appelé mon taxi. Mes bagages, je les ai préparés hier soir. Impossible de m'endormir. Il est trop tôt pour que Luciane soit levée, tant mieux ; je n'aime pas les aux revoirs.
Une énorme valise de partitions, ma guitare, quelques vêtements, et me voilà parti à l'aventure. A moi les leçons fabuleuses, les découvertes musicales, les fêtes jusqu'au bout de la nuit... et les jolies filles.
Adriel ... Quand je disais que je n'aimais pas les au revoir.... On a toujours l'air emprunté au moment de se séparer. Mais là, il passe les bornes.
Réflexion n° 1 : la fac, c'est beau, malgré le ciel maussade. On sent d'emblée qu'on a pénétré dans le cercle privé de l'élite, de la culture, du raffinement. Enfin, tant qu'on ne voit pas les toilettes collectives de la résidence universitaire.
J'ai passé un long moment à éplucher le tableau des annonces. On proposait des défis comme se rendre malade en consommant des herbes ( avec ma chance, je vomirais sur la plus jolie fille du coin) ; déclencher une bagarre dans une fête ( avec ma chance, je me ferais casser une dent. De devant. ) ; ou piquer les copies du prof de sciences. Il y avait aussi des scooters et des polys à vendre, et deux trois petites annonces de pauvres filles cherchant l'âme soeur. Méfiance ; je suis peut être un looser, mais de là à répondre à une fille assez désespérée pour se ridiculiser en affichant leur célibat involontaire, il y a une marge que je ne franchirai pas.
Ma chambre, mon domaine. Petite, encombrée, mal éclairée. Je l'adore. J'ai collé des affiches un peu partout pour cacher les graffitis et les déchirures du papier peint.
Je me suis rendu à la réunion d'information de l'université. Pas de bizutage en vue : mon intuition était fausse, on ne nous a pas tous déguisés en lamas. Il y avait même des cadeaux de bienvenue : des balles pour les recevoir dans l'oeil, et ces espèces de disques volants, j'en ai déjà vu dans des films, c'est conçu pour décapiter ses adversaires.
Bon, les barres chocolatées, ça donne soif. Je vais m'offrir un soda.
Mais c'est pas vrai ! Ce distributeur m'a piqué mes simflouzs !
Tu vois voir, saleté !
C'est là que la fille m'a accosté. "Et toi, là, le bizuth ! Fait pas ça ! c'est dangereux ! Y'a un mec qu'est mort comme ça, au semestre dernier, le distributeur lui est tombé dessus !" Le distributeur lui est tombé dessus ? Faut une sacré poisse, une vraie loose. Bref, cette fille... C'est ma sauveuse. Une envoyée du ciel. Une fille pour moi.
Du coup, je l'ai invité à une partie de jus pong. Je vais l'épater avec mon style, et elle va tomber toute crue dans mes bras.
Mais, mais c'est technique, ce jeu...
Bon, ce qu'il y a de bien avec le jus pong, c'est que plus on se ridiculise en jouant comme une banane, plus on peut picoler pour se consoler. Faut dire que le ridicule, ça me connaît. J'ai quand même avalé la balle... Qui dit pire?
Bref, pas très frais, je suis passé à l'attaque en règle. Une fille (hips !) envoyée par le ciel, ça ne doit pas être trop difficile à emballer, j'ai mes chances.
Ou pas...
Je me suis consolé sur la console de jeu. La nuit des ombres titubantes IV, c'est fait pour moi. D'ailleurs, titubant, je l'étais aussi. Puis je suis rentré me coucher, tard, vers 15h, et c'est ainsi que s'est finie ma première journée à l'université.
Salut, Journal !
L'université, c'est plein de fiiiiiiillles ! Le problème, c'est qu'il n'y en a aucune qui veuille de moi.
En attendant, j'en profite pour me rincer l'oeil, rêvasser, et réfléchir à ce que j'attends d'une femme. Définir ce que serait la fille idéale... Bon, futée bien sûr, belle évidement, avec de beaux attributs féminins (la bonne taille pour les seins, c'est quand ils débordent des mains d'un honnête homme), aimant la musique, célibataire - je n'en parle même pas - pas trop ambitieuse ( j'ai déjà donné avec Maman), aimant la nature et le jardinage ( on parle de vivre aux Tourelles, tout de même....). Bref, c'est pas gagné.
Y'a bien une fille qui m'a tapé dans l'oeil, c'est ma coloc, Chloé Mendelhall. Chloé est amicale et drôle, elle étudie la médecine pour sauver des vies, et elle est l'une des filles les plus populaires de la fac. Et je ne parle pas (par pudeur ? Ou tout bonnement parce que c'est inutile pour quiconque l'ayant vu de profil ?) de ses magnifiques, fabuleux, énormes seins voluptueux... Non, je ne suis pas un obsédé. Je suis juste un mec, célibataire depuis trop longtemps.
"Célibataire depuis trop longtemps", O.K. Journal, c'est de la mauvaise fois : depuis toujours. Pas même un premier baiser au palmarès à 20 ans, ça travaille forcément un peu.
Bref, Chloé est adorable, une super amie, mais elle ne remplit pas la condition essentielle : elle est prise. En plus, je me suis rendue compte avec son cas que j'oubliais un critère de sélection : hétéro, la fille, s'il vous plaît. Ou bi. Bref, potentiellement intéressée par les hommes. Au moins par moi.
La copine de Chloé, la voici : Asala Karam. Tout le contraire de Chlo. Une rebelle, une vraie, qui passe son temps à tagger les murs de la Cité Universitaire et à organiser des manifs contre la notation trop sévère. Faut dire qu'elle a déjà raté son diplôme deux fois, malgré son talent conséquent. La rumeur veut qu'elle ait été sacquée par un prof traditionnaliste, une autre rumeur veut qu'elle ait été exclue de la salle d'exam pour tricherie, et une troisième impute une consommation régulière de boissons et de plantes euphorisantes. Bref, j'ai assez peu d'atomes crochus avec elle.
Ma troisième coloc' semble être un drôle de numéro. Déjà, c'est une végésims. Quésako ? C'était la première fois que j'en rencontrais une. C'est une drôle de petite femme enfant, candide et bienveillante, qui se trimballe la réputation (méritée, d'après Asala) d'être l'une des filles les plus chaudes de la fac. Elle s'appelle Natty Bagley.
Elle est toute prête à s'extasier devant la première plante verte venue, et essaie régulièrement de s'entretenir avec les herbes folles qui poussent dans le campus.
Pourtant, elle est marrante, pas du tout timbrée comme les mauvaises langues le racontent. Elle tient la tête de classe de la section de sciences, et même Chloé reconnaît qu'elle s'y montre très brillante.
Avantage non négligeable : Natty est une obsessionnelle du ménage. Elle parvient donc envers et contre tout ( et principalement contre Asala) à tenir la résidence viable.
Bref, j'ai creusé mon trou dans ma petite vie d'étudiant. Je potasse sérieusement, drague sans succès aucun, casse mon smarphone à peu près tous les jours, et mène une vie saine, conformément aux recommandations des parents.
Parfois, cependant, les consignes de l'enseignant me laissent un peu dubitatif.
Comme ce jour où on nous a demandé de représenter "la sensualité émanente du corps féminin exalté par cette sculture". Mouais. Je ne suis pas fait pour l'art abstrait. Enfin, j'avais réussi un beau croquis dont j'étais très fier, puis il s'est mis à pleuvoir, et l'eau a détrempé mon devoir. Looser.
Bref, je m'applique à garder une bonne hygiène de vie : je mange équilibré...
Je prends soin de bien m'hydrater...
J'ai une activité physique régulière... Et ludique. Bon, je préférerais une autre sorte d'activité physique régulière et ludique, mais on fait avec ce qu'on a.
Et ce qu'il y a de bien, quand on a mon Karma, c'est qu'on ne s'ennuie jamais.
Par ailleurs, je commence à vraiment bien me débrouiller à la guitare. Je compose un peu, pour le plaisir. Des sérénades surtout. Des fois qu'un jour j'aie l'occasion de les interpréter. Dans une vie ultérieure.
Non, plus sérieusement, je suis très fier d'un concerto pour violoncelle et piano en si bémol dont l'andante reflète irrésistiblement le lent et impassible mouvement d'un fleuve majestueux, et auquelle s'ajoute un contrepoint en écho qui...
Mouais, je sais, cher Journal, ça n'intéresse que moi. Les grands artistes sont toujours incompris.
J'adore Mme Lenning, ma prof principale, en musicologie, en tous cas le plus souvent. Parfois, elle me tape sur le système. Elle a toujours des théories sur tout, le plus souvent complètement fumées. Elle rapporte en particulier les principaux thèmes musicaux aux problèmes sexuels de leurs compositeurs et interprètes. A l'en croire, Mozart avait une syphilis cognée. Comme le prouvent les métaphores sexuelles évidentes de Cosi fan tutte.
J'ai quand même craqué un jour et lui ai demandé si certaines oeuvres ne pouvaient pas être tout simplement inspirées par la nature, la joie de vivre, la peine, la douleur, bref, autre chose que le sexe. Les requiems, en particulier.
- Intéressante théorie, Monsieur Cirkhaën, a sorti la prof. Venez l'exposer.
Et j'ai donc tenu la dernière heure qui nous séparait de la fin du cours en citant des exemples et faisant des rapprochements... J'étais assez fier de moi.
Mme Lennings m'a sorti : "- Vous ferez un grand artiste, Cirkhaën, avec tous vos problèmes." Looser.
Et j'ai détruit pour la quinzième fois l'écran du smartphone. Y'a des jours où il vaudrait mieux rester couché. De rage, je l'ai jeté.
Avant de réaliser que je venais de balancer à la benne le smartphone de Chloé, emprunté le matin même, le mien étant en réparation.... Bref, Journal, tu devines la suite. Avec le passage à ce moment précis de la belle inconnue de mon cours d'histoire des arts.
C'était une mauvaise journée, disons le.
Non, en fait, c'était une journée standard.
J'ai compensé à la console, sur super killer battle axe III. Comme même moi je sature un peu de l'art et de la musique, les jeux vidéos sont devenus ma catharsis. Je dois l'avouer : Maman, ton fils est devenu...un geek.
-"Si t'es un geek," m'a dit Natty," tu devrais aller jeter un coup d'oeil au projet de l'école de sciences. Ca t'intéresserait, c'est sûr...C'est... Rythmé." Rythmé ? Ca m'a titillé les oreilles, et j'ai décidé d'aller voir.
C'est vrai que c'était curieux. Intéressant.
Spectaculaire...
Par contre, j'aurais pas dû tirer sur ce gros levier, qu'ils appellent le levier du destin. Je me suis retrouvé en mort cérébrale. Six heures. La veille des partiels. Looser.
Bref, je ne faisais pas le fier en recevant mon relevé de notes...
Eh, mais j'étais reçu ! Et avec A, en plus ! Pour la musique, indubitablement, je suis doué, même sans révision. Au point que la malchance ne m'affecte pas ! Je vais y arriver, je vais devenir compositeur de bandes originales !
Le temps de donner la bonne nouvelle à Chloé et Natty ( et de préciser à cette dernière de ne jamais, jamais tirer sur le levier du destin) et je me suis rendu à la cérémonie de remise des diplômes.
Je suis fier de moi. Je peux retourner en toute confiance aux Tourelles. Mon avenir professionnel ne me fait plus peur.
Deux semestres de fac, et pas une seule petite copine. j'ai un vrai problème. Bref, je suis un looser.