Journal de Luciane, chapitre 6.
Cher Journal ;
Comme je l'avais attendu, ce combat ! Et espéré, aussi ! Les paroles de Corentin m'avaient mis du baume au coeur. J'ai accueilli mon Maître avec chaleur et juste une petite pointe d'appréhension, ce qui, en ce qui me concerne, tenait du net progrès. Si j'avais su ce que l'avenir me réservait...
N'empêche que, lors du moment fatidique, je tremblais de terreur. Je sentais mon sang se glacer dans mes veines ; j'étais tout simplement pétrifiée, incapable de saluer ni d'initier le moindre mouvement ( à par peut-être la pose du lapin apeuré, ce qui ne représente pas grand'chose dans les classiques du Sim Fu). Bref, le combat allait s'arrêter avant de commencer, faute de partenaires...
Mon Maître a pris le temps de me parler, de me rassurer. Connaissant ma faille, l'origine même de mon apprentissage des arts martiaux, il m'a gentiment fait remarquer que je combattais surtout contre moi même. Je n'allais tout de même pas avoir peur de moi-même, moi qui ne suis même pas capable de réussir une belle grimace ou de raconter une histoire effrayante ?
Je l'en ai aimé intensément. Et j'ai compris que ce vieil homme, mon Maître, pour qui j'avais déjà le plus profond respect, venait par ses simples phrases de devenir plus que mon mentor : mon ami.
Allez, Luciane, ressaisis toi, respire, et concentre toi : tu peux enfin atteindre ton objectif.... Et tu n'as rien à perdre, pensais-je alors en silence. Je prononçai aussi le voeu muet et passionné de brûler un cierge aux mannes de mes ancêtres et de bâtir à Corentin une statue en chocolat si je gagnais. Une statue grandeur nature.
Nous nous saluâmes respectueusement dans un silence cérémonieux... Et le duel commença.
Mon Maître attaqua d'emblée avec une frappe du Tigre on ne peut plus classique, sans doute pour juger mes réflexes, car une une griffe du Tigre bien assurée touche d'emblée par sa vitesse et sa puissance les combattants trop peu aguerris. Mais je contrai sans peine avec une parade de l'Ours Sauvage.
Et j'enchaînai aussitôt par un coup de pied retourné en double rotation, dite parade du Héron, ce que Lê Suan, malheureusement, esquiva d'une posture de l'Homme Ivre sans difficulté aucune.
A posteriori, nous ne faisions que nous échauffer ; mais dans le feu de l'action, il me semblait que les secondes étaient éternelles, et que les coups s'échangeaient avec rage et fureur.
Le dernier coup de pied retourné de mon Maître, lancé dans une posture de l'Ecureuil Enragé, faillit m'atteindre, et je ne me détournai que de quelques centimètres, par un saut de Puce Véloce. Je sus alors que le duel tournait à mon désavantage. Il me fallait me reprendre, et vite.
Je me lançai alors, sans écouter mes doutes, dans une attaque frontale du Saut du Lion. Le sang battait à mes tempes, je transpirais et frissonnais, sans pouvoir savoir ce qui, de la peur, ou de l'adrénaline, me transfigurait alors. Je n'avais que très rarement réussi le Saut du Lion jusqu'alors, mais mon mouvement fut juste parfait, précis et d'une rapidité foudroyante.
Et j'enchaînai aussitôt avec un Piqué de l'Epervier Roulant, dans le but de surprendre la vivacité incroyable de Lê Suan. Cependant, celui ci esquiva sans effort. Ce diable d'homme maîtrisait vraiment tous les styles ; il ne transpirait même pas. Avais-je la moindre chance de seulement le toucher ?
Lui même faillit m'atteindre dans une magnifique démonstration du Vol de la Grue Cendrée, et mon coeur rata quelques battements.
J'élançai dans les cieux à sa suite, sans attendre davantage. L'heure fatidique était arrivée : il me fallait le battre, ici, et maintenant !
Le Vol de la Grue Cendrée me fut favorable, car j'atteignis mon Maître d'une touche précise au milieu du front, remportant ainsi le combat !
Je ne parvenais pas à y croire. J'avais vaincu mon mentor, Maître Lê Suan dont la réputation traversait le monde... J'avais remporté mon défi. Mon objectif était à portée de mes mains...
Lê Suan, d'une voix chaleureuse et naturelle, me félicita calmement pour ma victoire.
Et puis l'euphorie le gagna lui aussi, il se départit de son calme légendaire, et s'enthousiasma avec moi !
Je me précipitai aussitôt dans la maison pour rejoindre Corentin, qui surveillait le combat d'une fenêtre. Je lui annonçai fièrement ma victoire, ma grande victoire, sur mon Maître et surtout, sur moi même.
Ces moments de réjouissances furent merveilleux. Il m'acclama, me porta véritablement aux nues...
Avant de m'enlacer avec toute la tendresse d'un homme profondément épris.
Cependant, je quittai mon époux en hâte et me précipitai dans la véranda, où j'avais laissé mon Maître se rafraîchir après notre combat. Celui ci m'avait semblé durer une éternité ; je n'étais pas loin de la vérité. Nous avions combattu en plein soleil près de six heures d'affilée, et le jour touchait à sa fin.
Je sollicitai aussitôt de mon Maître un premier cours de méditation. Puisque, je n'en doutais pas, il tiendrait sa promesse, ne valait-il pas mieux commencer tout de suite ?
Mais mon mentor s'avança d'un air las vers la verrière à travers laquelle le crépuscule laissait place aux ténèbres. " Je ne sais pas, Luciane", me dit-il, et je me sentis frémir, car il ne m'avait jamais appelé autrement que "mon disciple".
" Je ne sais pas. Je me sens vieux, ce soir. Vieux et fatigué."
Puis, d'un coup, son visage se tordit dans un bref rictus de douleur ; il porta les mains à sa poitrine et, d'un coup, s'écroula sur le sol.
Mon Maître était mort. Un infarctus foudroyant venait de l'ôter à la vie sous mes yeux.
Corentin, alerté par le bruit de sa chute, arriva en courant. D'un seul coup d'oeil, il comprit à mon visage désespéré qu'il n'y avait plus rien à tenter.
Et nous assistâmes, plongé dans la même détresse silencieuse, à l'arrivée sinistre de la Faucheuse. Dieu soit loué, il était à mes côtés ; je ne sais comment sans lui j'aurais pu supporter ce moment.
Ce fut là la fin d'un grand maître du Sim Fu : Lê Suan Xhin.
Cher Journal ;
Je restais longtemps songeuse dans la véranda, ressassant mon chagrin et mon amertume. Mon rêve venait de se briser en éclats.
Le soleil qui rayonnait au dessus des Tourelles me semblait grotesque et absurde. Ma quête était anéantie et mon ami était mort.
J'ai longtemps sangloté au dessus de la tombe de mon mentor, laissant échapper des larmes de rage et de détresse, sans pouvoir me contrôler.
Même Corentin, mon amour, ne savait me consoler.
Je finis par sécher mes larmes et lui exprimer toute ma colère enfouie ; certes, Lê Suan était très vieux, il avait atteint le crépuscule de sa vie, et je ne l'imaginais pas immortel. Cependant, je ne pouvais pas m'empêcher d'en vouloir au monde entier : j'étais jeune, moi, et condamnée, par son trépas soudain à une vie de terreur.
Qu'avais-je donc fait pour mériter un si funeste destin ? Sans vouloir me prendre pour une héroïne de tragédie rasimienne, je me sentais vraiment rejetée par les dieux, d'abord avec cette peur, ce noeud au ventre incessant, puis avec le décès de mon Maître, au moment même où je touchais la félicité de la victoire.
Finalement, à force de me plaindre à Corentin avec des accents dramatiques, alors que mon mari connaissait parfaitement tous les tenants et aboutissants de l'affaire et supportait mes accents mélo en silence, je finis par me calmer et me mettre à réfléchir.
Je réfléchis longtemps. Je restais plongée dans mes pensées pendant encore davantage d'heures que d'ordinaire, et pourtant, l'introspection est l'une de mes spécialités.
Finalement, je songeai à ce sombre Manoir, au fin fond de la vallée, dont on disait qu'il appartenait à La Faucheuse en personne. Si cela pouvait être vrai... Si je pouvais approcher la Mort, plaider ma cause, lui expliquer, ou me battre, lui rendre coup pour coup les blessures de mon âme, peut-être accepterait-elle de ressusciter Lê Suan ? De le rendre à la vie quelques jours, le temps de délivrer sa dernière leçon ?
Si je parvenais à contrôler ma terreur...
Au fond, je n'avais rien à perdre. Au pire, je me défoulerais. Si je pouvais vaincre mon Maître, je ne doutais pas d'écraser La Faucheuse en combat singulier. Personne n'a jamais dit qu'il y connaissait quoi que ce soit en Sim Fu.
Le lendemain, je me rendis donc à l'adresse de ce Manoir funeste. J'avais entendu bien des rumeurs à son sujet, dont toutes me glaçaient le sang. On y parlait des sanglots des âmes désespérées, des ruisseaux de sang noir traverseraient le sombre parc qui l'entourait, et les damnés hanteraient ce lieu. Et surtout, nul n'en serait jamais revenu vivant.
A peine les grilles franchies, je me sentais déjà sur le point de défaillir. Je sentais une sueur glacée ruisseler dans mon dos, je claquais des dents, un indescriptible malaise me gagnait peu à peu, montant comme le brouillard qui semblait suinter du sol pour envahir tout l'espace aux alentours.
Je pensais à ma peine, à mon chagrin d'avoir perdu mon ami si peu et si mal connu, et la pensée de Lê Suan, de la chance que je lui offrais, me calma lentement. Contenant mes battements de coeur, je tentai de poursuivre ma route.
Et je m'avançai à travers la brume, sous un ciel nuageux qui se chargeait de plus en plus de lourdes vapes de brouillard, luttant contre l'envie à peine contenue de m'enfuir, me raccrochant à l'image du visage bien aimé de mon Maître.
Je ne mis pas longtemps à réaliser que je m'étais complètement perdue dans ce parc immense où les sentiers semblaient ne mener nulle part.
Je m'efforçais de rester calme, me rappelant qu'à chaque problème, existait une solution. Je ne mourrai pas d'épuisement, je ne rejoindrai pas les âmes errants et désolées, je trouverai La Faucheuse, coûte que coûte, et elle me paiera ce tour ci en plus du reste.
J'errais dans les jardin tandis qu'une obscurité peu naturelle envahissait les lieux. Initialement, je frémissais ; mais peu à peu, mon sentiment prédominant devint la colère. Une rage froide, contenue, résolue.
La rage et la résolution montait en moi comme le brouillard semblait s'élever de la terre, me glaçait comme lui, dans ce jardin funèbre parsemé de tombes sans nom.
Peu à peu, je finis par trouver mon chemin. Sans le vouloir, j'avais traversé toute l'étendue du parc. Guidée par les vapeurs qui montaient du sol, j'avais fini par contourner involontairement mon objectif. Comme si le jardin lui même ne voulait pas de visite et se chargeait d'égarer, d'éloigner les intrus...
Je fis demi tour, me perdis et me perdis encore.
Le soir tombait alors que je gravissais les escaliers qui menaient à la terrasse. Sur celle ci, sous un soleil blafard, une statue lugubre me salua.
Mais je ne tins pas compte de ce dernier avertissement et entrai d'un pas brusque.
Le manoir était vide. Sombre, désert, et désolé. Pas une trace de vie dans ces vastes pièces, pas un papier froissé, pas une empreinte de pas, pas un livre posé. On aurait pu se croire dans un musée macabre, dédié à la Mort.
De larges pièces richement meublées se succédaient, sombres et désertes, seulement peuplées des ombres et des innombrables portraits des murs.
La peur me gagnait de nouveau, et, pour la défier, je m'assis au piano. Je m'arrêtai aussitôt, tant les notes aiguës résonnaient dans le silence.
A l'étage, une chambre, si parfaitement en ordre qu'elle semblait n'avoir jamais accueilli de visiteur. Ce qui, d'ailleurs, était peut être le cas ?
Mais qu'étais je donc venu faire dans ces lieux maudits ? Je ne trouvais aucun interlocuteur, mais la colère à nouveau refluait pour laisser la place à la panique, ma vieille compagne.
Il ne me restait plus à visiter que la crypte. Cette pensée me remplissait de terreur.
Le coeur serré par l'angoisse, je descendis donc dans la crypte dans un dernier élan de courage. Toutes les fibres de mon être me criaient de fuir. J'avais essayé, j'avais fait de mon mieux, je ne pouvais pas faire plus. Le destin était contre moi. Il ne me restait plus qu'à accepter ma tare et tenter de vivre.
Puis, je distinguais une large porte.
Dans un dernier ressaut d'énergie, je frappais, sans y croire.
Ce fut La Faucheuse qui m'ouvrit. Les rumeurs étaient fondées ; on pouvait dans les sombres profondeurs de ce Manoir, rencontrer la Mort en personne...
Et là, j'explosai. Ma panique s'évapora en un clin d'oeil, ne laissant la place qu'à une fureur virulente. Je déclenchai sur l'incarnation de tous mes malheurs une exhortation violente, un long hurlement de rage entrecoupé d'insultes. Ma peur semblait n'avoir jamais existé, seule demeurait une ire indescriptible. J'étais comme possédée.
La peur et la colère seraient elles les deux faces d'une même émotion ?
Puis, d'un sec mouvement de baguette, je lançai sur mon ennemi une large traînée de flammes ardentes.
On ne peut tuer la Mort ; mais elle, elle se doit de punir ceux qui ne lui témoigne pas le respect et la crainte qui lui sont dûes. En voyant le regard glacial que me lançait le ridicule individu calciné, en caleçon sale, qui se tenait devant moi, je n'avais aucune envie de rire. Je crus ma dernière heure arrivée.
Ce qui me sauva, c'est que La Faucheuse ne s'encombre pas de basses besognes, comme assassiner une jeune femme téméraire. Surgie du plus profond des fosses des enfers, un long tentacule froid et visqueux me saisit, me souleva...
Et m'emporta vers son antre pour m'anéantir.
Comme je l'expliquai à mon mari, qui tremblait de tous ses membres d'une angoisse rétrospective, je ne risquais rien : la Bête de la Fosse n'a aucune notion de Sim Fu.
Je me suis simplement dégagée par une feinte de la Belette, l'ai frappé d'une frappe du Crabe en Furie et son tentacule m'a rejetée sur le sol pavé de la Crypte. La Faucheuse n'était plus là. Il ne me restait qu'à partir.
Cependant, j'avais perdue mon dernier espoir de vaincre mes phobies. D'un ton résigné, je le constatai tristement. Corentin ne sut que me répondre, et, épuisée, je partis me coucher, fuir dans mes rêves la morne réalité de mes déceptions.
Mais, dans la nuit, une voix me réveilla :- " Luciane ! Luciane !"