Journal de Mélusine, chapitre 1.
Cher Journal ;
Je m'appelle Mélusine Cirkhaën, j'ai seize ans et demi et je suis un génie...
Je ne dis pas ça pour me vanter ; c'est prouvé, j'ai fait des tests. Je suis un génie, d'une intelligence supérieure, capable de faire preuve d'une logique froide et aiguisée dans les moments les plus difficiles. D'ailleurs, je l'ai bien montré.
Non mais c'est vrai, quoi, n'importe quel médecin intelligent aurait pu comprendre qu'il fallait à mon père un exutoire, et n'importe quel scientifique compétent aurait pu concevoir cette fleur de cristal. Le problème, c'est qu'il y a peu de médecins intelligents et de scientifiques compétents. Les Q.I. de la population sont d'ailleurs ridiculement bas.
Il n'y a qu'à voir au lycée, Valérie Granger par exemple. Une super blonde super populaire, qui passe son temps à glousser et à prendre des poses. Incapable d'effectuer un logarithme de tête. J'ai vu des vaches charolaises dont le regard était plus vifs. Misère.
Et elle passe son temps (bien sûr !) avec le capitaine de l'équipe de foot à lui réclamer de l'attention et le poste de capitaine des pom pom girl. Lamentable.
Cela dit, Yannis - le footeux - ne vaut pas mieux. Lui, son truc, c'est le sport et la compétition. Tous les sports, et toutes les compétitions ; il se maintient en tête de classe ( aux prix de grands efforts, parce qu'on ne peut pas demander grand'chose à un footeux ) pour figurer au tableau d'honneur et ajouter un titre de plus à sa panoplie. Envie d'apprendre, néant.
Quand aux cancres, je ne leur adresse même pas la parole. Sauf à Pierrick, parce que c'est un ami de Corwin. Pauvre Pierrick. Il est un peu... limité, ce n'est pas de sa faute.
Et puis, il a une mère difficile, qui le harcèle littéralement. Une parfaite mère castratrice, qui le tarabuste à la moindre occasion. Pas facile de s'affirmer ainsi...
Alors, quand je le vois jouer avec la maison de poupée d'Elouan, je ne dis trop rien. Il ferait mieux de se concentrer sur ses études, mais... Il me fait un peu pitié. Enfin, pour ce qui est d'avoir une discussion soutenue sur la théorie du chaos, on repassera.
Non, vraiment, le lycée, ce n'est pas la joie.... J'ai beau me concentrer sur les cours, je suis bien obligée de croiser d'autres bipèdes que les profs, et c'est la plaie.
Non, le seul ado digne de ce nom à Dragon Valley , c'est mon frère, Corwin. Il est beau, il est intéressant, il ne parle pas pour ne rien dire, il ne glousse pas. Je l'adore.
Il continue à perfectionner le versant sauvage de sa nature en chassant désormais en solitaire. Il rapporte des pierres précieuses, des insectes rares et multicolores, et quelques météorites qu'il me confie pour analyse.
Le seul truc, c'est qu'il reste vraiment dégeu quand il mange. Et encore, les céréales, ce n'est rien, il faut voir quand il dévore un lapin cru, c'est vraiment gore. Et je n'ose plus entrer dans sa chambre, j'ai trop peur de marcher dans une substance putride et nauséabonde, type pizza abandonnée depuis trois semaines sur le plancher...
Il a abandonné ses rêves de scooter en réalisant qu'il avait désormais la capacité de monter Lothiel. La licorne et lui partagent désormais une amitié exceptionnelle.
Chevaucher une licorne, quoi de plus proche de la nature ? On peut croiser mon frère dans tous les chemins creux de la Vallée.
Mon père a choisi... De ne pas choisir. Ah, ces indécis ! Quand on a une preuve scientifique d'une solution, on n'hésite pas, on l'applique. Mais il faut reconnaître que sa théorie a des éléments percutants : il pense que, ses sens de loup garou exacerbant ses sensations, il peut sécréter suffisamment d'endorphines par l'activité physique pour soulager ses douleurs. Du coup, il passe sa vie à faire du sport.
Et il alterne à ses séances de musculation l'hydrothérapie, les bains de boue et le sauna. Pour l'instant, sa stratégie fonctionne, et il reste d'humeur égale.
Maman s'est remise à la méditation. Je ne comprends absolument pas ce qu'elle trouve d'exaltant à s'assoir dans l'herbe mouillée et dans le vent glacial pour rêvasser quand on peut faire la même chose allongée sur un lit de plumes, mais j'adore voir ce sourire radieux sur ses lèvres.
Et puis, pour se défouler, elle fracasse quelques pierres spatiales, et il faut bien reconnaître que c'est impressionnant. Et ça me fait plein de fragments à analyser.
Les petits vivent quasiment en autarcie dans leur bulle. Ils ne se quittent jamais, font leurs devoirs ensemble, jouent ensemble, dorment côte à côte. Ils sont tellement exclusifs dans leur amitié qu'ils en deviennent un peu autistes. Je les adore, mais c'est difficile de prendre une vraie place dans leur vie.
Bien sûr, attirés comme ils le sont tous les deux par le sport, ils préfèrent les jeux actifs. J'espère seulement qu'ils ne deviendront pas capitaine de l'équipe de foot. En fait, dans cette famille, tout le monde fait du sport, sauf moi. Il faut dire que j'ai mieux à faire.
D'abord, j'aide maman à entretenir nos cultures. Il est essentiel que je maîtrise le jardinage, puisque cette exploitation me reviendra. Autant s'impliquer tout de suite.
Ensuite, je pêche. Ça me permet de mettre mon nez dehors, loin de mes livres. Non que j'en ressente le besoin, mais cela fait tellement plaisir à mes parents...Et puis, il faut reconnaître que les paysages de Dragon Valley sont superbes en automne.
Mais la pêche... C'est parfois frustrant...
Mais nan... Je ne suis pas passionnée par la nature et les p'tits oiseaux... Mon intérêt pour la pêche et le jardinage est ailleurs.
Je veux faire des études. je veux aller à la fac, décrocher mon diplôme avec une moyenne parfaite. Après, je deviendrais le plus jeune chirurgien de renommée internationale du pays. Je sais que je peux le faire. Et personne ne vivra à nouveau les souffrances que mon père a enduré.
Bien sûr, j'ai décroché une bourse complète. Harvard et Yales se battent pour m'intégrer parmi leurs rangs. Mais je pense que je vais choisir le NIH, à Bethesda. Maman était folle de joie en voyant les résultats, et même un peu incrédule - elle a beau connaître mes dons, elle ne réalise pas toujours toute l'étendue de mes capacités. Un monde nous sépare...
Enfin, on a beau être un génie, un câlin de sa maman, ça fait toujours chaud au coeur...
Ma vraie passion, ce sont les sciences, toutes les sciences. J'adore m'isoler dans mon laboratoire privé pour irradier quelques échantillons. Déjà, à mon âge, je fais faire à la physique des avancées majeures.
Observer des cellules en mitose, suivre la migration des nucléoles, délimiter les circonvolutions du réticulum endoplasmique... Comment ne pas frémir d'enthousiasme en se penchant sur son microscope ? Je ne comprends pas les mines dégoûtées de mes condisciples quand j'essaie de leur faire comprendre la joie indicible qu'on éprouve à vérifier les descriptions des manuels de biologie moléculaire.
J'hésite à commencer une collection de tubes à essai, pour pouvoir profiter de mes petites enzymes en dehors du laboratoire ; et puis,c 'est plus original qu'une collection de timbres.
Cher Journal ;
Au lycée, ça ne s'améliore pas. Valérie a vraiment le QI d'une huître. Avec le bal de fin d'année qui approche, son ego déjà sur-dimensionné la rend absolument insupportable. Elle est convaincue qu'elle sera élue reine du bal. Non mais ! Je détesterais cette fille si je ne la méprisais pas tant.
Je me sens seule, cher Journal. Corwin passe tout son temps libre à chevaucher et à chasser. Je me réfugie dans mes bouquins. Eux ne m'ont jamais déçue.
J'ai entamée la Critique de la Théorie Algoricienne des Orbitales, de Stenwick. Fascinant. Mais bon, impossible d'en discuter avec qui que ce soit...
Sinon, je sors pêcher, ou plutôt : attraper des specimens pour mes expériences futures. Leur regard m'évoque Valérie. Cette fille m'insupporte vraiment.
J'ai confié à Yannis l'exaspération que je ressentais. Il m'a assuré qu'au fond, elle était sympa, "un peu superficielle, mais sympa"... Mouais. Je crois surtout qu'il ne peut pas comprendre la différence prodigieuse qui existe entre elle et moi.
Et puis ces deux là, vu comme ils sont toujours fourrés ensemble, à s'échanger des potins et des signes extérieurs de popularité débiles, tout le monde s'attend à ce qu'ils sortent ensemble au bal de fin d'année... Et qu'ils soient élus roi et reine. Valérie élue, ça jamais !
J'ai donc décidé de lancer une offensive. Je serai si éblouissante, si charmeuse, si fabuleuse, que je lui soufflerai la couronne sous le nez, à la charolaise.
J'ai longuement hésité devant mon miroir. Ma penderie a pas mal souffert cet après midi, j'ai dû essayer les trois quarts de mes tenues. Et que d'interrogations !
"Cette robe là ? Mouais... Vieillotte, une robe de première de la classe; je veux casser mon image, pas la renforcer... Voyons autre chose..."
"Trop classique, celle ci... Et puis, j'ai tort de choisir du bleu. Tout le monde s'attend à me voir arriver en bleu. Il faut une différence tranchée !"
"Là ! Là, c'est tout bon... Et la limousine arrive juste à la porte. Planification parfaite, Mélusine. Digne de toi. "
Et évidement, cher Journal, quand Mélusine élabore un plan, celui ci se déroule selon ses strictes prévisions... J'ai passé une merveilleuse soirée, et Valérie est rentrée chez elle en étouffant ses sanglots dans son mouchoir de fine baptiste. Pas de couronne, et pas de Yannis !
Mieux encore, ils ont élus mon frère Corwin roi du bal avec moi ! Y aurait il encore de l'espoir que cette bande de mollusques développent des éclairs de lucidité et de bon goût ?
Cher Journal ;
Je viens de passer une des pires journées de ma vie.
D'abord, la prof de physique m'a félicitée de mon excellent travail après les cours. La honte absolue ! Dieu soit loué, il n'y avait pas grand monde, mais je sais que la rumeur va aller très vite, et que je vais me faire encore traiter de fayote... Et puis, elle me mettait en retard pour mes expériences. D'habitude, je sors toujours dans les premiers...
Et là, alors que je me précipitais pour attraper le bus, je les ai vus. ELLE ! Valérie ! Avec mon FRÈRE ! En train de s'embrasser avec ardeur, dégoûtant !
Mon sang n'a fait qu'un tour, je me suis jetée sur elle. Qu'est ce qu'elle voulait à mon frère, la morue ? Un peu de popularité ? Elle cherchait à sortir avec le roi du bal, ou peut-être qu'un loup garou, c'était exotique pour son tableau de chasse ? En tout cas, elle est devenue mon ennemie jurée, pour toujours !
Quant à Corwin, il ne mérite pas mieux, à croire qu'elle pourrait vraiment s'intéresser à lui.... Elle qui ne s'intéresse qu'à ses fringues, son maquillage, et les résultats de l'équipe de foot du lycée... Il a quand même pris sa défense, hallucinant ! Je l'ai renvoyé dans ses cordes...
Mais je lui ai donné une bonne leçon, à la grognasse... V'là qu'elle se souviendra de ne plus contrarier une sorcière !
Là voilà transparente, hi hi ! Pour une fille qui ne vit que par le regard des autres, la punition suprême ! Elle aura du mal à faire la pom pom girl au match de ce soir dans cet état !
Après cela, je suis longuement restée assise sur la fontaine, derrière le lycée. A ruminer la déception que m'avait infligé Corwin. J'étais vraiment seule au monde.
Et en plus, je me suis fait réprimandée par la prof ! Il faut dire que la transformation de Valérie a fait grand bruit... Et le conseil de classe m'a donc désavouée, moi, la première de la classe ! Et m'impose de donner des cours de rattapage à la blondasse pour m'amender !
Cher Journal ;
Non mais vraiment, quoi ! Yannis non plus ne me comprend pas. Il a même affirmé que l'idée des profs était très bonne, que cela nous obligeraient Valérie et moi à nous rapprocher. Me rapprocher d'une vache charolaise, il rêve ! Qu'elle se fasse greffer un cerveau, et on verra !
Je l'ai prévenue, la blonde : on travaille chez moi parce que je suis sûre qu'elle n'a pas un livre chez elle, mais si elle s'approche de mon frère, je la tue.
Eh ben, y'a du boulot. Valérie a une tournure d'esprit.... différente. Elle ne comprend absolument pas les règles élémentaires de la reproductibilité dans les protocoles expérimentaux. Elle essaie, mais c'est au dessus de ses forces.
Enfin, je dois dire qu'elle a des questions rafraîchissantes. Et puis, j'ai découvert que j'aimais enseigner. Finalement, ce n'était pas une si mauvaise idée qu'ont eue les profs...
Elle m'a aussi expliqué qu'elle tenait beaucoup à Corwin, et depuis longtemps. Ils se sont mis ensemble au bal de fin d'année, mais elle éprouvait des sentiments pour lui depuis la rentrée. Elle m'a assuré qu'elle ferait tout pour lui, et surtout qu'elle ne s'interposerait pas entre mon frère et moi, puisque nous comptions tant l'un pour l'autre... Bon, alors, comme ça, ça va...
Alors... réconciliation générale !
Et puis, des fois, c'est cool d'avoir des amis. De s'occuper sans penser aux livres et aux études...
Bon, Valérie prend toujours des poses ridicules et cherche à se faire valoir, mais maintenant ça me fait plutôt rire...
Et puis, elle a l'air de vraiment tenir à Corwin. Ces deux là ne se lâchent plus. Tant qu'ils se font leurs bisous loin de ma vue, je m'en fiche.
D'ailleurs, y'a pas qu'eux qui passent leur vie à s'embrasser. Incroyable de voir comme mes parents s'aiment toujours malgré les années... Moi, j'aurai du mal à trouver l'âme soeur. Il faudrait déjà que je rencontre quelqu'un dont les capacités intellectuelles soient suffisantes...
Mes parents ont repris leurs ballades dans leur Duesenberg. La vallée est recouverte par la neige, et bientôt nous fêterons Noël.
Corwin continue à profiter de son temps libre pour galoper, cheveux au vent, toujours plus vite, à travers les grandes étendues verglacées.
Et les petits profitent de l'hiver eux aussi. Toujours inséparables, toujours dans leur bulle. Ils vont pourtant grandir bientôt. Je me demande s'ils tomberont amoureux de la même fille.
Tout va pour le mieux, Cher Journal ; n'empêche... Des fois, je me sens seule.