Cher Journal ;

Mon anniversaire s'approche à grands pas, et pourtant, le temps semble figé. Je profite de chaque minute de cette période heureuse, avec au coeur, cette petite bulle irisée qui s'appelle le bonheur. Cependant, mon tempérament anxieux me renvoie souvent à mes démons : mes parents vieillissent, et je ne me sens pas du tout prête à prendre en charge l'exploitation ; Corentin et moi sommes inséparables, mais est-ce vraiment l'homme de ma vie ? Sans compter ce raisonnement ridicule mais profondément ancré en moi : si tout va bien, les choses ne peuvent qu'empirer. J'ai peur de l'avenir, peur de m'assumer, peur de devoir être autonome ; j'en brûle d'envie, aussi. Se confronter aux difficultés, n'est ce pas le meilleur moyen de combattre ses craintes ?

Mon attitude d'éternelle angoissée m'exaspère, je ne la tolérerais pas chez autrui ; cependant, il m'est impossible de m'en défaire. J'espère, je prie pour que la méditation vienne à bout de ce travers.

Corentin et moi passons presque tout notre temps libre ensemble. Des mécanismes et des rouages des voitures de sport, nous en sommes venus à parler de notre passé, de nos rêves, de nos aspirations, de nos craintes. Il connaît désormais le versant phobique de ma personnalité. Il n'en a pas ri, m'a encouragé dans ma quête, et je l'en ai aimé encore davantage.

C'est avec Corentin que j'ai atteint le summum de ma forme physique ; à travers nos innombrables parties de basket, j'ai fini d'affiner mon adresse et ma musculature. Au départ, il me battait à plates coutures, mais les choses ont bien changées.

Désormais, c'est lui qui perd régulièrement nos parties, et se ridiculise parfois. Je me moque, mais mon ami me semble un peu hâbleur : à l'entendre, il était absolument impossible de le battre à ce sport ; je peux témoigner du contraire. Bien évidement, je me suis abstenue de souligner ce point.

Il a quand même prononcé une phrase qui m'a laissée perplexe, qu'il n'était pas au mieux de sa forme, ou quelque chose comme ça. Pourtant, Corentin rayonne de santé et d'aisance, de virilité, aussi. Parfois, en le contemplant (car on contemple une statuaire grecque, on ne se contente pas de la voir) je me prends à rêver... Et dans ces moments là, mon appréhension tombe et j'attends avec impatience que nous devenions adultes.

On ne peut pas s'entraîner tout le temps, aussi je me suis mise, sous l'influence de mon frère, à la peinture (je crois qu'il a renoncé à m'entendre jouer d'un instrument après que j'ai réussi à rompre trois cordes de sa guitare en une seule tentative d'accord). Cela me plaît beaucoup, malgré mon absence de prédisposition : je trouve cela apaisant. Je commence d'ailleurs à me débrouiller.

Même si bien sûr, je n'atteindrai jamais la maîtrise d'Aedan. Il a, dans tous les domaines artistiques, un véritable talent.

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Mes parents s'aiment toujours autant. Cela me semble si étrange de voir deux personnalités si différentes, presque opposées, partager leur vie et leurs pensées dans une absolue confiance. Papa fait vraiment ressortir ce qu'il y a de meilleur en Maman : l'intelligence, l'énergie, mais aussi une certaine douceur, une sorte de tendresse qu'elle ne réserve qu'à ses proches.

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Je me souviens d'un regard qu'elle portait sur Aedan au piano, on pouvait y lire tout l'amour du monde ; et peut être la pensée douce amère qu'elle ne serait plus longtemps à ses côtés.

Cependant, Maman n'a pas perdu ses habitudes de peste ; elle parvient régulièrement à faire enrager Natty, à qui elle ne pardonne pas vraiment la dispute de l'autre jour. Mon frère doit jouer les diplomates à longueur de journée, entre les piques assassines et les coups de sang.

Natty n'est pas du genre à se laisser faire, et elle répond à la provocation avec fougue. Bref, nous essayons, Papa, Aedan et moi, de ne jamais laisser ces deux là en tête à tête. Sinon, les noms d'oiseaux volent !

Contrairement à Maman, Papa s'entend parfaitement avec Natty. Ils passent beaucoup de temps ensemble, en particulier à travailler à la Ferme, où Natty s'épanouit. Maman prétend que c'est le fait d'être entourée de tous ces cerisiers à séduire ....

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Je passe toujours de longues heures à m'entraîner. Je m'acharne à fendre de véritables planches, désormais. Il est déjà loin le temps où je répétais le mouvement sur des plaques de mousse ou de balsa. Je peux me montrer fière de moi.

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Et pan ! Attention aux échardes, Journal, je prépare le petit bois pour les feux de Saint Jean !

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Je suis certaine que mon Maître, s'il me voyait, serait satisfait. Une pensée qui me réchauffe le coeur. Nous vivons dans un drôle d'univers, où être fier de soi s'apparente à une forme d'orgueil, tandis que la peur reste une lâcheté. On doit être fier de soi, mais surtout ne pas le dire... Ce paradoxe me rend parfois anxieuse ; immanquablement, alors, je me blesse sur une planche rétive.

Cher Journal ;

Ça y est, Aedan a été promu au poste suprême dont il a rêvé toute sa vie : le voilà devenu compositeur de bandes originales. Nous sommes tous immensément fiers de lui ; et il a organisé une petite fête pour célébrer ce grand jour.

Une petite fête où se sont réunis la famille et les amis proches tout d'abord, puis toute une nuée de passants, paparazzis et pique assiettes, et nous avons fini la journée au milieu d'une foule de participants hilares et un peu éméchés... L'ambiance était devenue folle, les danseurs étaient déchaînés...

Maman, qui n'avait pas dû toucher une guitare depuis l'adolescence d'Aedan, s'est fendue d'un solo improvisé qui a rencontré un vif succès.

Moi, mes pensées étaient ailleurs. Je ne parvenais pas à me plonger dans l'allégresse collective et les acclamations, trop perdue que j'étais dans le regard lumineux de Corentin. C'était la première fois que nous dansions ensemble, je ne me doutais pas qu'il était si doué, si brillant. Je flottais sur mon nuage.

Cependant, le clou de la fête n'allait pas manquer d'attirer mon attention - ni d'ailleurs celle de tous les convives : Aedan, au milieu de la foule rassemblée en son honneur, en a profité pour demander sa main à celle qui partage sa vie.

Natty a accepté sans une seconde d'hésitation. Mon frère bien aimé va se marier avec la femme qu'il aime, celle, comme il aime à le répéter, qui sait le faire rire. Celle surtout qui lui a donné confiance en lui, qui l'a peu à peu dégagé de son attitude de loser...

La nuit est tombée sur le champ de fête. Corentin et moi sommes restés là longtemps, chacun pensant, sans oser l'avouer, à d'autres fêtes et d'autres promesses...

Cher Journal ;

Dans trois petits jours, je serai majeure.

Aedan a réuni les parents pour leur annoncer la nouvelle à laquelle nous nous attendions tous : son départ des Tourelles. Il emménage avec Natty dans leur propre foyer. Ils vont désormais voler de leurs propres ailes, et désirent fonder une famille. Je suis heureuse pour eux.

Ils ont choisi une vaste demeure du bourg, pour y avoir la place d'y élever plusieurs enfants. Pour l'instant, il n'y a pas encore de cerisiers, mais je ne doute pas que Natty ait emporté des graines et des semences. Sa relation toute particulière avec les plantes est la base de son équilibre, qui lui permet de rester fidèle à Aedan malgré sa nature volage.

Leur première action, une fois installés, a été de planter quelques arbres... Et quelques fruits défendus. Si la chance est avec eux, j'aurai bientôt des neveux végésims à chérir.

Cher Journal ;

Corentin a grandi. Je l'ai félicité pour son anniversaire, j'étais si heureuse de le voir adulte. Je ne m'étais pas trompé : il est devenu beau comme un dieu grec. Nous ne nous étions pas vu depuis quelques jours - en fait, depuis la fête d'Aedan - et je rayonnais du simple plaisir d'être en sa présence.

Cependant, mon enthousiasme a été vite douché. Il a insisté pour que nous ayons une conversation sérieuse. Je ne sais pas ce qu'il avait à me dire de si sérieux, tant il était confus, mais, en substance, il n'est pas certain d'être l'homme qu'il me faut ; et maintenant que nous devenons adultes, que notre relation se précise et devient plus profonde, il souhaiterait "prendre de la distance".

En un mot, cher Journal, je me suis fait larguée de façon lamentable. J'en rirais volontiers si je n'étais pas si stupéfaite, car Corentin m'aime, j'en suis sûre. Je ne sais vraiment pas d'où viennent ces réticences - de notre minime différence d'âge, peut-être ? Si tel est le cas, il nous a infligé une conversation désagréable et ridicule pour vingt quatre heures ; si le problème est différent, j'aimerais bien qu'il l'explicite.

A toutes choses malheur est bon : j'ai réalisé une séance d'entraînement absolument prodigieuse. Tiens, prends ça, Corentin stupide !

Mais cela ne m'a pas apaisée pour un simflouz. Après m'être éreintée sur le mannequin d'entraînement, je me suis mise à réfléchir. Il fallait absolument que je tire les choses au clair. Je ne vois pas ma vie sans Corentin, je ne le laisserai pas nous séparer sans bon motif.

Je l'ai retrouvé en train de tagger un mur, près du panier de basket où nous nous sommes si souvent retrouvés pour jouer. J'y ai vu un bon augure : s'il se rendait à nos anciens lieux de rendez vous, c'est que je lui manquait déjà.

Mais notre conversation n'a pas abouti ; tout au plus ais-je obtenu une promesse d'explication lorsque j'aurais à mon tour soufflé les bougies qui me séparent de ma majorité. En revanche, j'ai reçu un léger baiser d'au revoir. Il m'aime, j'en suis sûre, alors pourquoi ce mystère ? Cela m'agace... et commence un peu à m'effrayer.

En tout cas, le temps des explications est venu : le soir, je devenais majeure. Et légitime propriétaire des Tourelles. Une confiance en moi toute neuve m'emplissait.

Je n'ai pas eu besoin de simuler ma joie, mais mes parents, ravis, n'ont pas saisi je pense sa raison profonde : je n'avais qu'une idée en tête, retrouver Corentin. Et régler notre différent.

Mon premier acte d'adulte responsable a donc été de décrocher mon téléphone pour fixer ce rendez vous tant attendu. J'ai choisi le petit parc où nous nous étions embrassé la première fois, le lendemain soir, après la remise des diplômes.

Une remise des diplômes qui m'a surprise et ravie car, malgré ma hantise de l'algèbre, j'ai obtenu le titre de meilleure élève ! Un bon présage pour la discussion à venir...

Nous étions gênés, l'un et l'autre. Aucun de nous ne savait comment entamer la conversation sans heurt. Ne pas blesser Corentin, ne pas se montrer agressive, mais lui faire comprendre que ses problèmes personnels ne sauraient s'opposer à notre couple. Parce qu'il m'aime, j'en suis sûre.

Il m'aime, je l'aime, et il fallait le lui faire comprendre. J'ai donc posé les prérecquis.

Ce fut là une bonne entrée en matière ; Corentin me rendit mon baiser, bafouilla, s'excusa, et finit par lâcher qu'il avait en effet un souci éthique qui le tarabustait pour l'avenir de notre relation. Lorsque je le pressais de tout m'expliquer, il conclut qu'une brève démonstration valait un long discours.

Dans le crépuscule qui commençait à poindre, au dessus des ruines antiques du petit parc où nous nous étions aimé, traversant Dragon Valley, jaillit alors un cri, un hurlement perçant, déchirant... Terrifiant...

Cher Journal, mon petit ami est un loup garou.

Journal de Luciane, chapitre 3.

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