Journal de Maelys, chapitre 1.
Cher Journal ;
Aujourd'hui, j'ai jeté toutes les pages précédentes que j'avais écrites depuis mes sept ans. Mes questions d'écolière, mes soucis avec Béatrix, mes atermoiements d'adolescente, les innombrables brouillons de mes lettres d'amour pour ce minable de Duncan, tout. Sauf la page où je raconte ma rencontre avec Sean, et comment nous sommes devenus amis pour toujours, liés par le sang ; cette page là, je l'ai pliée en quatre, et glissée dans la reliure.
Aujourd'hui, je suis majeure. D'un coup de baguette magique, je suis devenue une adulte, et il m'appartient de construire ma vie.
La question est : que vais je faire de ma vie ?
Maman m'a donné solennellement les clefs de la maison. Je suis désormais responsable, capitaine de navire. Le navire tient bien l'eau, c'est déjà ça ; notre situation financière est bonne, mes parents et moi même sommes en excellente santé ; et nous avons reçu une carte de Béa : tout se passe bien là bas, à Bridgeport, elles ont trouvé du travail, elles projettent d'adopter. Elles ont refait leur vie.
Ce qui n'empêche que je ne sais pas trop quoi faire de tout ce pouvoir, de toute cette responsabilité. Je suis mal à l'aise pour choisir ma voie ; j'adore cuisiner - je rêve de devenir une cuisinière hors pair, de connaître toutes les recettes, de savoir sublimer les désirs culinaires de chacun - mais je n'en ferais pas un métier. Mon métier, ce sera le jardin, comme ma mère et ma grand'mère avant moi. J'aime ce jardin, mais ça me rend un peu triste, cette image, comme si je n'étais que le maillon d'une chaîne, sans rien d'exceptionnel.
Cuisiner me tient à coeur, et lire ; je voudrais me marier, avoir des enfants ; je voudrais aussi bousculer un peu les mentalités de Dragon Valley, les faire évoluer. D'ailleurs, je le dois : Maman en a fait le serment au nom de notre famille, et un serment de sorcier n'est pas à prendre à la légère. Mais ça ne me dit pas ce que je pourrais faire concrètement pour rendre ma vie meilleure, là, aujourd'hui...
Comme chaque fois que je m'interroge ou que j'ai un coup de blues, je m'en remets à Sean. Discuter avec lui me fait toujours un bien fou. J'ai une chance inespérée de l'avoir, mon Sean, mon plus cher ami. presque le seul en fait : j'ai bien des copains de lycée, mais je n'ai pas d'autres amis intimes. On a discuté de ce que je voulais faire de ma vie : trouver l'homme idéal ( j'espère qu'il aura une petite soeur, pour Sean) ; voyager ( je rêve d'explorer les confins éloignés des pays les plus exotiques - Ah ! L'Egypte...) ; élever des enfants bien dans leur têtes, capables de devenir des adultes heureux et autonomes... Bref, mener une vie normale.
Mais je ne serai jamais "normale" ; je suis une sorcière, et je vis dans un petit village médiéval et traditionnel. Parfois, je comprends Béa et Jade. Dragon Valley est une terre magnifique et sauvage, mais loin, très loin d'être drôle à vivre au quotidien... Pourtant, je l'aime, ma terre, mes racines ; je ne m'imagine pas vivre ailleurs.
C'est suite à cette longue conversation que j'ai pris ma première décision d'adulte et de chef de famille : j'ai demandé à Sean d'emménager. De venir vivre quelques temps à la maison, de me soutenir.
De m'aider, maintenant que je suis adulte et responsable en titre, à le devenir dans mes actes.
Comment décrire Sean ? Cheveux de flammes, taches de rousseur, " roux comme un barde, comme un sorcier" rigole maman, qui l'adore. Sean est avant tout profondément gentil. Soucieux d'autrui, et prêt à voir le bien en chacun d'entre nous. Il n'est pas terne pour autant, il adore se faire des amis, discuter, faire la fête, être au centre de l'attention générale ; il sait aussi savourer les petits bonheurs de la vie ; il vit intensément, s'enthousiasme pour tout. Il est juste génial. Je l'adore.
Il est aussi un touche à tout de génie, adore bricoler, bidouiller, trafiquer. C'est comme ça qu'il gagne sa vie, d'ailleurs : en effectuant de menues réparations pour les habitants du village. pas si menues que ça, au demeurant : il est capable d'ajouter des chaînes à une télé sur le point de rendre l'âme, moi, je sais à peine comment se branche un ordinateur. Il est le bricoleur par excellence, ou du moins, rêve de l'être.
Et c'est comme ça qu'à commencé notre vie de jeunes adultes : pas de grands voyages, pas de coup d'éclat, pas d'engagement politique révolutionnaire, mais de longues discussions le soir au coin du feu, en sirotant lui son café, moi ma tisane.
Je m'applique à prendre soin du jardin. Mon expérience avec les plantes s'est limitée jusqu'ici à un géranium dans ma chambre, qui s'est lentement désséché en quelques mois, mais je ne désespère pas. Je progresse tous les jours : maintenant, je sais différencier les mauvaises herbes du vertifeuille.
Je n'oublie pas mon rêve d'artiste culinaire, et j'ai énergiquement pris possession de la cuisine sous équipée de notre demeure. Pas touche les fourneaux, c'est mon domaine ! Je n'autorise personne à m'aider, ni même à entrer dans ma cuisine, sauf Sean, et à condition qu'il ne touche à rien.
Cher Journal ;
Aujourd'hui, j'ai eu une longue conversation avec Sean. " Je ne te comprends pas,"me disait-il. " Tu te plains de ta cuisine démodée et insalubre. Tu n'arrives pas à te sentir chez toi à La Tourelle. Mais tu ne fais rien pour améliorer les choses ! La maison n'a pas changé d'un pouce depuis que tu as pris possession des lieux, tu dors toujours dans une chambre d'enfant, dans l'aménagement de ta mère, qui a son charme, mais qui date du XIXème siècle. Tu veux changer les choses ? Et bien, vas-y ! Qu'est ce qui t'en empêche ?"
C'est vrai que rafraîchir un peu la maison m'aiderait à me sentir davantage chez moi, et un peu moins ...Chez ma mère. Il faut que j'y réfléchisse. Que je consulte un décorateur d'intérieur, peut-être ?
Cher Journal ;
Il l'a fait !
Mon Dieu, ce fou furieux d'imbécile heureux l'a fait !
Sean a profité d'un bref week end passé à Bridgeport ( Béa et Jade vont bien, elles sont en pleine procédure d'adoption, mais mon Dieu, ce que je peux haïr la grande ville...) pour accomplir ce que je remettais toujours au lendemain : appeler l'architecte, et lancer les travaux !
C'est sûr que je suis une professionnelle éclairée de la procrastination, mais quand même, réaménager MA maison derrière mon dos !
A cela Sean a rigolé : " c'est bien TA maison, maintenant..."
Voici ma chambre. Ce n'est plus une chambre, c'est un palace, trois fois l'espace de mon ancienne pièce ( je dormais dans l'ancienne nursery). C'est clair, c'est lumineux... Je dois dire que j'aime ce qu'ils ont réussi.
Et ma cuisine ! Vaste, propre, ultramoderne... Je vais pouvoir expérimenter ici de nouvelles saveurs... Je pense déjà à une tarte citron vert - menthe, à une gelée de basilic, à un mille feuille à la lavande...
La cuisine est ouverte sur une vaste pièce à vivre, immense - "qu'on ait la place de danser et de faire la fête !" dit mon fêtard de Sean, à peine intéressé... Il faut dire qu'il y a tout ce qu'il faut pour une vie sociale intense : un bar - professionnel ( Mmm, j'ai hâte de m'y essayer, de la cuisine à la mixologie, il n'y a pas loin), de la musique, un billard...
Et même une immense télévision... Aïe aïe, je pense que Maman, malgré son affection pour Sean, va faire une attaque. Elle est anti télé, elle pense qu'à tout prendre une attaque de zombie est moins nocive pour le cerveau... Bon, moi, je préfère les livres, mais qui sait ? Je verrai s'il y a une chaîne cuisine, je pourrai glaner une ou deux idées de recettes...
Je passe en vrac sur la chambre de mes parents...
La chambre de Sean, tout en marron épicé... Je lui trouve un petit air exotique. Mon meilleur ami est moins féru d'aventure que moi, mais je sais qu'un petit voyage le tenterait assez, lui aussi.
L'architecte à même pensé à concevoir une nursery pour la future prochaine génération de Cirkhaën !
Un bureau, pour tenir au calme les comptes de la ferme ( et pour te rédiger, Journal, loin de tout regard).
Et deux salles de bains ultra modernes, avec baignoire ! Finis les pots de chambre et les douches éclair derrière des rideaux rapiécés... Sean rigole : "Je vais en avoir de la plomberie à bidouiller !". Je n'ose pas lui dire que, d'un sort, je peux " bidouiller" une amélioration aussi réussie que les siennes.. La différence, c'est que là où je vois une corvée, il s'amuse.
Alléluia ! Il y a même un sauna !
Il y a aussi un sous sol... Derrière une porte cachée, Sean a réuni tout notre matériel de magiciens. Nous pouvons, à l'abri des regards, continuer nos expériences et nos recherches. Je peux concilier ma vie de sorcière et ma vie de jeune femme, sans laisser à la Magie une place omniprésente. Merci, Sean. Merci.
L'architecte paysagiste a aussi modifié le jardin ; d'une pelouse lisse, il a fait un petit jardin vallonné, fleuri, parsemé de buttes et de bruyère.
Désormais, la fraîcheur d'une petite cascade accueille nos retours au foyer... Mon foyer.
Désormais, je me sens chez moi.
Cher journal ;
Je m'améliore en jardinage. Désormais, je peux planter la plupart des graines, avec de bonnes chances d'obtenir un plant viable à la saison nouvelle.
Sean, lui, a découvert les joies du téléscope. Avec les échecs et les dominos, c'est son nouveau loisir préféré. Il dit qu'il a besoin de faire travailler ses méninges, pour parvenir enfin à répondre à mes innombrables questions. De fait, je sais qu'il a le voeu de connaître parfaitement la logique au même titre que le bricolage, pour devenir le touche à tout de génie qu'il rêve d'être.
Sinon, comme prévu, il essaie de démonter et de remonter toute la plomberie neuve "pour voir si on pourrait optimiser le débit, faire des économies d'eau". Louable attention, qui lui vaut les bonnes grâces de maman.
Parfois, cela se passe mal. Il ne lui reste plus qu'à réparer, ce qu'il fait avec autant d'amusement.
Maman n'a pas oublié son serment : elle cherche à faire évoluer les mentalités, et s'est engagée politiquement de façon très active. Elle mène une campagne de manifestation sur la liberté des moeurs et l'égalité des sexes.
Elle rencontre d'ailleurs un certain succès. Certes, une douzaine de militants, ce n'est pas beaucoup, mais pour un village comme Dragon Valley, conservateur en diable, c'est énorme.
Elle s'est complètement impliquée, maman, se donnant à fond, comme dans tout ce qu'elle entreprend. Quand elle mène les débats et harangue la foule, elle rayonne.
Ses nouveaux compagnons l'adorent et fêtent ses succès, après chaque manifestation réussie. Mais la législation ne change pas, et l'évolution des mentalités, moins encore.
Sean pense que cela ne peut pas marcher. Qu'elle essaie de modifier l'opinion en faisant entendre une minorité de convaincus, ce qui ne fait que braquer les opposants. Et creuser la différence entre nous - les sorciers, ceux qui ont une fille gay, les "anarchistes" - et la lourde masse bien pensante.
Je suis un peu dubitative aussi devant l'enthousiasme de maman. A mon avis, c'est un travail de longue haleine, qu'elle a entrepris là, qui ne s'achèvera - peut-être - que dans plusieurs générations.
Sinon, j'expérimente de nouvelles recettes : la tarte aux noix et au miel, la glace au chocolat version Maelys... Ah, les glaces au chocolat ! J'en mangerais des litres.
Je dois dire que je réussis maintenant certains plats de façon quasiment parfaite. Mes tartes, en particulier, sont à tomber.
Mes parents sont toujours aussi complices, cela fait plaisir à voir ; mais j'éprouve en même temps un pincement au coeur ; quand rencontrerai-je, moi aussi, l'homme de ma vie ? Quand fonderai-je ma propre famille ? Quand cette inquiétude me prend, je me sens subitement très seule, et très quelconque ; et je me jette sur la glace au chocolat.
Rinna, le chien, est mort ; Mikka touche à la fin de son âge et passe son temps à dormir sur le nouveau canapé du salon. Bientôt, il s'en ira lui aussi. mais la Licorne, toujours jeune (combien de temps vivent les Licornes, d'ailleurs ?) continue de galoper et de bénir la flore de notre jardin.
"Tu ne sors pas assez", me dit Sean. "Tu devrais voir plus de monde, surtout si tu recherche toujours l'homme de tes rêves ! Nous devrions inviter des gens, organiser des fêtes... Ca nous changerait les idées. " Petit fêtard, c'est sûr que, pour faire la fête, tu es toujours prêt. Moi, j'hésite. Je ne suis pas aussi à l'aise que toi en société, j'ai peu d'amis, et... Je ne sais pas danser.
Alors, Sean m'a appris à danser.
Cher Journal ;
Nous avons organisé des soirées, de grandes et belles fêtes endiablées. Je commence à me lier avec l'entourage de Sean. Encore un peu, et je pense que je pourrais, moi aussi, compter de nombreux amis, une joyeuse bande avec qui rire et s'amuser. Pour échanger les menues joies et les petites peines du quotidien, il faudra voir...
Léanna Mithrilen, Ellen curren, Ava Kelly, Siobahn Murphy sont désormais des habituées de la maison.
Dans une fête, Sean est partout : en train de faire le clown, de boire, de danser, de défier ses invités des pires bêtises... Il réussit merveilleusement bien à créer une ambiance fantastique dans les soirées les plus mal lancées. Il est dans son élément, et passe d'une relation à l'autre comme un poisson dans l'eau.
Plus encore que moi, il s'est mis à la mixologie, et sert désormais ses "recettes spéciales" à tout ceux qui veulent bien les tester. Ambiance garantie !
Moi, je profite de cet assortiment gratuit de cobayes pour tester mes nouvelles recettes. Elles rencontrent un franc succès.
C'est lors d'une de ces fêtes que Maman a rencontré le maire de la ville. Elle l'a littéralement noyé sous ses sollicitations pour faire évoluer les lois sur le statut des homosexuels, plus quelques petites réclamations écolos en prime.
Le maire ne voulant rien entendre, elle l'a poursuivi jusque dans le jardin avec ses réciminations, et, devant son refus buté, s'est un tout petit peu énervée...
Bref, Monsieur le Maire, atteint de crapaudification aiguë, a été la risée de tous les invités. Ca lui apprendra peut être ce qu'on ressent lorsqu'on se fait huer pour être différent... Pour se venger, il est allé gober nos abeilles.
Sean n'était pas très content ; pas pour sa fête qui était particulièrement réussie ( les invités ont jugé que la mésaventure du crapud était une animation fort originale), mais parce qu'il a jugé l'acte particulièrement contre productif. Maman s'est excusé platement...
Mais je la connais assez pour bien voir qu'elle n'était pas désolée du tout...