Journal de Luciane, chapitre 4
Cher Journal ;
Comme tu peux l'imaginer, la conversation qui a suivi a été vive, voire : agitée. Je lui ai fait remarquer avec, j'en ai peur, un mélange de stupéfaction et d'animosité qu'il aurait pu m'en parler auparavant, mais il s'est défendu en me faisant remarquer qu'il craignait ma réaction... Là, il n'avait pas tort. J'étais sous le choc, et sa laideur, son aspect sauvage, féroce, terrifiant me glaçait.
Nous avons fini par rentrer aux Tourelles. Sur le chemin, à mon grand soulagement, Corentin s'est transformé, et a repris l'exacte apparence de l'homme que j'aimais.
Je l'ai longuement interrogé sur la nature de la lycanthropie. Ses réponses furent imprécises ; il semble que personne ne sache au juste s'il s'agit d'un don, d'une maladie, d'une malédiction. Ce n'est pas contagieux, mais c'est héréditaire. Et cela conduit, irrépressiblement, à une transformation involontaire les nuits de pleine lune, et à des envies quelque peu sauvages, mais, a précisé Corentin, que l'on pouvait contrôler.
"Somme toute, a-t-il conclut, cela ressemble à l'état de sorcier, mais en plus laid. Tu n'as pas de raison de me craindre, ma Luciane. Tu n'as à craindre que le regard borné des autres. Je t'aime, je t'aimerai toujours. Je voulais simplement que tout soit clair entre nous, si nous devons vieillir ensemble." Je restais songeuse, et Corentin prit congé.
Je me suis retournée vers mon père. Après lui avoir esquissé la situation, je lui ai demandé conseil. Pour Adriel, la question ne se pose pas. Je dois suivre mon coeur, et ne pas renoncer à la première difficulté : " Si j'avais fait ainsi, petit bouchon, tu ne serais pas née. Pose toi la question essentielle : peux-tu être heureuse sans cet homme ? Et y a t-il une raison qu'il te rende malheureuse ?".
Deux raisons évidentes : je crains les réactions incontrôlées de Corentin sous sa forme de garou ; et je ne souhaite pas que mes enfants deviennent des parias. "Mais ils le seront s'ils naissent avec le Don, comme toi, comme toute ta famille" objecta mon père. "Quand au reste, ses réactions sont parfois difficiles à contrôler, et alors ? C'est le cas d'un individu qui a le sang chaud ... Ou d'une petite poltronne qui s'enfuit devant Brunehilde !"
Là, il marque un point, Papa. Et il m'a fait chaud au coeur, surtout en concluant qu'il ne voulait que mon bonheur et que, quoi qu'il arrive, il soutiendrait mon choix.
J'avais cependant besoin d'y voir plus clair. Les vieux grimoires de notre cave secrète ont reçu une longue visite. Sans que j'en tire beaucoup de détails, par ailleurs ; sauf un paragraphe, minuscule, mais essentiel, qui a illuminé ma soirée. Cette affection, la lycanthropie... La magie pouvait la guérir ! Ce serait long et difficile, demanderait des années d'études, mais je pouvais promettre à Corentin une vie normale !
Cependant, alors que j'annonçais avec ravissement ma découverte, j'ai vu le visage de mon ami se rembrunir. Il a fini par m'interrompre : il ne souhaite pas "guérir". Il ne souhaite pas changer sa nature profonde.Il m'a décrit ses sensations exacerbées sous forme lupine, les odeurs de la terre, les fragrances des bois, le sifflement du vent. Il bénéficie alors de perceptions plus claires, plus intenses, qui l'enrichissent et le font appréhender la société humaine différemment. Et il n'entend pas y renoncer.
Le guérir, cela revenait à dire que je voulais lui faire perdre une partie intrinsèque de son être, modifier sa nature, pour le rendre plus acceptable à mes yeux ; le modeler pour en faire un amoureux idéal, quitte à l'amputer d'une part de lui même. Mon Dieu, je n'avais absolument pas vu ma proposition sous cet angle. Je l'aime, je ne veux pas le modifier à mon image. Pourtant, il ne doit pas être facile de vivre avec un être d'une espèce différente...
Et là, j'ai réalisé que je connaissais très bien quelqu'un qui était dans ce cas.
Aedan
Aedan est parfaitement heureux. Les fruits défendus ont poussé, et il a pu vivre l'instant précieux de la cueillette, quand la magie des végésims s'éveille au monde.
La récolte a été précieuse : Aedan est désormais papa de trois bébés végésims, deux garçons et une fille. Natty et lui les ont nommés Paul, Olivier et Leïla.
Mon frère adoré est radieux, et la paternité le comble. Il pouponne à longueur de journée, et on ne le voit plus sans un sourire aux lèvres.
Bravant l'averse, je me suis rendue chez mon frère pour lui soumettre mon dilemme. Il était heureux de me voir, mais n'a pas compris mon trouble.
"P'tit bouchon, je vis avec une compagne d'une nature différente, comme tu dis, et elle me rend profondément heureux. Sa différence nous enrichit, et je vis dans un bonheur auquel je n'aurais jamais cru pouvoir aspirer avant de la connaître. Tu le sais très bien. Pourquoi te poses-tu la question ?"
Maman, à qui j'ai rapporté la réaction de Corentin à ma proposition de le rendre "normal", a réagi avec vigueur. En l'approuvant. Pour elle, un conjoint, ce n'est pas une marionnette mais un partenaire à part entière, qui n'hésite pas à donner son avis et à affirmer sa différence. En refusant mon offre, Corentin a fait preuve d'intégrité et de personnalité. Maman, de ce fait, l'adore déjà.
J'ai quand même essayé de lui parler de mes appréhensions, de ma réaction de panique devant son apparence bestiale et de ma crainte de la montrer, de mes inquiétudes pour mes futurs enfants... Elle a été intraitable. "Toute ta famille a lutté pour davantage de tolérance, et tu vas renoncer à l'homme que tu aimes par... peur ? Par peur de la différence, par peur de l'inconnu ?"
Et elle est partie, avec cette dernière pique : vais je laisser la peur gâcher ma vie une fois de plus ?
Je me suis enfermée dans ma chambre, où j'ai passé un long moment à réfléchir. Je ne veux pas être gouvernée par la peur. Je ne veux pas qu'elle influe sur ma vie. Je lutte pour cela depuis des années. Et puis j'ai pensé à Corentin, à tout ce que nous partagions, à tout ce que nous pouvions contruire ensemble. Allait-il seulement me pardonner mes hésitations ?
Et puis, songeuse, j'ai laissé mon esprit vagabonder... Et une image m'est apparue. Une façon de transmettre mon message.
Le lendemain, en retrouvant Corentin, je l'ai prié de se transfomer. Il était un peu surpris, beaucoup, en fait ; mais s'est exécuté.
Et j'ai pu vérifier une seconde fois que malgré l'horreur de la métamorphose, je pouvais me contrôler. Qu'une vie à ses côtés, malgré des moments pénibles, restait possible.
Alors, je pouvais lui demander de partager ma vie. A mon lupin, sous sa forme bestiale. Pour qu'il comprenne que je l'aimais quelque soit sa nature. Pleinement.
Cher Journal ;
Corentin et moi nous sommes mariés ce matin, entourés de toute la famille et de quelques intimes.
Il était si beau, rayonnant de joie et de fierté, que je sus que je ne regretterai jamais mon choix. Même si la vie nous accorde de longues années ensemble, même si nous devons affronter des difficultés et des deuils, je me souviendrai toujours de ce jour... J'avais le coeur serré d'émotion. J'ai juste pu lui glisser : - "Je t'aime..."
Je l'aime. Je n'oublierai jamais ce jour.
Et puis, Maman nous a fait une surprise. A fait un cadeau à Corentin, plutôt. Il faut croire qu'elle l'apprécie tout particulièrement, ou qu'elle ne veut pas revivre avec lui les relations conflictuelles qu'elle entretenait avec Natty. Un mélange des deux me semble le plus probable.
Elle nous a offert un baraquement, non loin des Tourelles.
En y pénétrant, surprise ! Il y avait tout ce que pouvait rêver obtenir un excentrique bricoleur et fan d'automobiles : des outils, des établis de bricolage et d'invention, et surtout une Duesenberg ! Enfin, une ruine de Duesenberg, mais qu'importe ! Je ne doute pas une seconde que mon mari saura la remettre en état, et qu'il adorera les longues heures qui seront nécessaires à la rénovation de ce chef d'oeuvre ! Bref, maman a offert à Corentin un atelier de bricolage.
Je passerai, Journal, sur la nuit de noces ; elle est suffisement gravée dans ma mémoire pour n'avoir pas besoin de la décrire. Une nuit de tendresse et de passion, une nuit où nos corps et nos âmes se sont fondus en un. Je suis mélo, d'accord, mais j'assume : ce fut vraiment une nuit merveilleuse.
Nous n'avons pas prévu de bébé dans l'immédiat ; je souhaite avant de me lancer dans les joies ( ou les soucis) de la grossesse, parfaire ma maîtrise des arts martiaux. Et puis, nous aimerions garder du temps pour profiter l'un de l'autre.
Cher Journal ;
Je savoure les jours qui s'écoulent aux côtés de mon mari. Nous avions comme objectif de profiter l'un de l'autre, nous avons mis nos projets à exécution.
Corentin s'est attaqué à la rénovation de la voiture. Sans hésiter, il farfouille dans ce moteur aux mécanismes délicats ; il huile, visse, démonte et remonte des pièces et des engrenages auxquels je n'oserais pas toucher. Mais il semble sûr de lui. Il est si passionné par ce projet qu'il y passe des heures.
Après, vient le temps de polir, décaper, repeindre, lustrer la carrosserie rouillée de sa merveille. Là encore, son enthousiasme est sans limite, et je dois régulièrement lui rappeler l'heure du dîner.
Il ne néglige pas non plus l'établi d'invention. Cela m'inquiète un peu : j'ai entendu dire qu'on pouvait se blesser, se brûler sévèrement lorsqu'une invention mal conçue explose. Corentin ne fait qu'en rire. Et, avec un sourire taquin, il me répond qu'il ne réalise pas d'invention mal conçue.
Surtout, Corentin peint. Oh ! Pas à la manière d'Aedan ; il néglige les toiles et les cadres pour s'exprimer directement sur les murs des bâtisses de la ville. "Je peinds une oeuvre d'art, je passe un message, et je transfigure Dragon Valley". Noble objectif, mais un tantinet illégal... J'ai toujours un serrement au coeur quand j'entends une sirène, m'attendant à revoir un Corentin menotté. Surtout qu'il ne cessera pas son oeuvre : il rêve de concevoir sur les murs au moins sept chefs d'oeuvres. Je n'ai pas fini de trembler.
Cher Journal ;
Maman nous a quitté cette nuit.
Elle qui a toujours mené sa vie à cent à l'heure, elle est partie discrètement, au coeur de la nuit, sans tambours ni trompettes, après avoir saluée La Faucheuse comme une vieille amie.
Il est inutile d'essayer de communiquer avec Papa, il est effondré. Sa vie a perdu son sens avec la disparition de celle qu'il avait tant aimée.
J'avais beau m'être préparée depuis longtemps à ce jour, je n'ai pu retenir mes larmes. On ne se prépare pas vraiment à la mort ; on croit s'y préparer, et lorsque la perte arrive, la peine mordante, la criante réalité vous rattrape.
Corentin m'a soutenu, tant qu'il l'a pu, me prenant dans ses bras, me murmurant des mots vides de sens mais chargés de tendresse, jusqu'à ce que je me reprenne.
J'ai essayé d'évacuer mon chagrin comme j'évacue mes angoisses, par la pratique des arts martiaux, par la répétition harmonieuses de mes efforts.
Une nausée soudaine m'a interrompue, me précipitant vers la salle de bains. Un doute m'a alors frappé : je ne voyait pas quel plat aurait pu m'intoxiquer, étais je donc enceinte ? Corentin et moi, nous nous protégions, mais aucun moyen de contraception n'est sûr à cent pour cent. Allais je donc donner la vie, si tôt après avoir connu mon premier deuil ?
Quelques heures plus tard, le doute n'était plus permis. J'étais bien enceinte. J'accueillis la nouvelle avec une sérénité heureuse. Ce petit là allait grandir entouré de parents aimant, et devenir un adulte solide. Fille ou garçon, lupin ou sorcier, nous l'aimerons.
J'attendis fébrilement le retour de Corentin pour lui annoncer la nouvelle au plus vite.
Il partagea ma joie, se jeta dans mes bras et me serra très fort contre sa large poitrine. Il ne connaît pas sa force, mon loup ; j'ai failli étouffer. Mais je n'ai rien dit, car je partageais son bonheur.
Corentin s'est d'emblée mis à parler à mon ventre, racontant au bébé les péripéties de la journée, ses efforts sur la Duesenberg, les balades que nous ferions tous ensemble après sa remise en état. Il entre manifestement dans la catégorie des papas gâteux.
Je n'ai que quelques mois pour trouver un prénom digne d'une sorcière de la lignée des Cirkhaën... Mais j'ai déjà une petite idée.
Cher Journal ;
Pendant cette grossesse, j'ai bien sûr dû renoncer à m'entraîner. Impossible d'essayer de frapper des planches avec une précision millimétrique quand votre centre de gravité s'est décalé de cinquante centimètres vers l'avant, et inutile de tenter un coup de pied précis quand vous n'êtes plus assez stable sur vos jambes pour marcher autrement qu'en canard. Pour profiter de mon temps libre, j'apprends, au côté de Papa, les principales notions de jardinage, afin d'être en mesure de gérer l'exploitation quand il renoncera à fournir tout le travail. Papa a beaucoup apprécié ces moments d'écoute et de partage, où il m'apprennait ce qu'il connaît le mieux ; cela l'a aidé à faire son deuil.
Je me suis également remise à mon passe temps : la peinture (celle, légale, sur toile). Bientôt, je maîtriserai complètement les techniques qu'avait commencé à m'enseigner Aedan, et je ne doute plus de l'égaler un jour.
Pour ce qui est des oeuvres d'art "illégales", ma crainte était fondée : Corentin s'est fait arrêter par la police, mais pas en train de redécorer les murs de notre ville : tout simplement chez lui, dans son atelier ! Nous vivons dans une société bien autoritaire, pour qu'on n'ait plus le droit de réaliser des peintures murales sous son propre toit !
Bref, la sirène tant attendue a fini par résonner dans notre allée.
Corentin s'est est sorti avec un sermon moralisateur et une amende salée de 1 000 simflouz, puis il a été libre de ses mouvements, ce qui était absolument nécessaire...
Car, avec l'émotion, j'avais perdu les eaux et déclenché le travail ! Nous avons eu juste le temps de nous précipiter à l'hôpital avant que ne naisse notre fille aînée. Un bébé petit, né légèrement avant terme, mais vif et tenace, au regard brillant d'une intelligence hors du commun.
Nous l'avons appelée Mélusine, notre petite sorcière. J'ignore ce que sa personnalité nous réserve. Mais c'est une enfant agréable et calme, qui ne pleure que dans son bain.
J'ai présenté des excuses à mon mari. Avec ma fille dans les bras, j'ai compris que le destin de nos enfants ne nous appartenait pas. Choisir s'ils seraient lupin ou sorcier, c'était là faire preuve d'un orgueil insensé. Et j'ai compris aussi que j'aimerais autant Mélusine si elle était née louve. Je ne ferais aucune différence entre mes enfants.
Corentin a rit de me voir m'excuser. Pour lui, mes tergiversations sont oubliées depuis longtemps, et il n'a jamais douté que j'aimerais équitablement - et passionnément - tous mes petits.
L'automne est arrivé en catimini, se dorant de soleil comme si l'été continuait en cachette. La température est douce, et seules les feuilles rousses des arbres nous indiquent que l'hiver vient.
Papa adore sa petite fille, et il nous est même difficile, à Corentin et à moi, de pouvoir donner un biberon ou un bain à Mélusine, tant il la monopolise. Elle est sa joie de vivre.
Cependant, il ne se remet pas du décès de Maman. Il pleure souvent devant sa tombe, et lui parle doucement. j'ignore ce qu'il lui murmure ; mais je sais qu'il s'attend à la rejoindre bientôt.